XII. Le membre fantôme

La douleur dite « fantôme » est une douleur ressentie dans un membre amputé. Même si l’expression n’est forgée qu’au 19e siècle, ce phénomène devient un objet d’interrogation remarquable à partir du 16e siècle. À partir de Descartes, c’est sur le cerveau comme siège de la douleur que la réflexion se recentre. La douleur des membres amputés sert alors de cas paradigmatique confirmant qu’il n’y a pas nécessairement de corrélation entre le ressenti douloureux et l’état réel des organes.

Selon Ambroise Paré

Les premières descriptions du membre fantôme sont attribuées au chirurgien Ambroise Paré (1552). Elles apparaissent dans le contexte particulier de la chirurgie militaire. La douleur ressentie par les amputés est pour Paré un « faux sentimentAmbroise Paré, La maniere de traicter les playes faictes tant par hacquebutes, que par fleches, Paris, Veuve de Jean de Brie, 1552, p. 59r.  ». L’illusion dans la douleur fantôme serait comparable à l’erreur que nous ferions si, alors qu’on tire le tissu de notre chemise, nous avions l’impression que l’on tirait notre bras lui-même.

Ambroise Paré note que l’usage d’un instrument courbé permet d’éviter une « grande douleur au patientAmbroise Paré, La maniere de traicter les playes faictes tant par hacquebutes, que par fleches, Paris, Veuve Jean de Brie, 1552, p. 61v. » au début de l’amputation.

Selon Descartes

Avec Descartes, la douleur fantôme devient un objet philosophique à part entière : elle permet d’une part d’interroger le lien entre l’esprit et le corps et d’autre part de mettre en évidence le parcours des nerfs, des organes périphériques jusqu’au cerveau.

La douleur de l’amputé correspond pour Descartes à un phénomène physiologique bien réel, mais l’illusion réside dans une erreur de localisation du siège de la douleur : on croit qu’il y a une lésion dans la main amputée, par exemple, alors que c’est ailleurs que le nerf a été ébranlé. Il conclut : « cela montre évidemment que la douleur de la main n’est pas sentie par l’âme en tant qu’elle est dans la main, mais en tant qu’elle est dans le cerveauRené Descartes, Principes de la philosophie [1647], quatrième partie, article 196, dans Œuvres complètes, éd. Ch. Adam et P. Tannery, nouvelle présentation par P. Costabel et B. Rochot, Paris, Vrin-CNRS, 1965-1974, tome IXb, p. 315. » (1647).

René Descartes - Le cerveau, siège de la douleur fantôme

Le feu tire violemment le nerf du pied. Quand ce mouvement se propage au cerveau, la sensation de brûlure est ressentie, comme lorsque « tirant l’un des bouts d’une corde, on fait sonner en même temps la cloche qui pend à l’autre boutRené Descartes, L’Homme [éd. française originale de 1664 ; 1662 pour la trad. latine], dans Œuvres complètes, éd. Ch. Adam et P. Tannery, nouvelle présentation par P. Costabel et B. Rochot, Paris, Vrin-CNRS, 1965-1974, tome XI, p. 142. » (Descartes, L’Homme, 1664).

Selon van Swieten

Au 18e siècle, le médecin néerlandais Gerard van Swieten prolonge cette réflexion neurophysiologique en considérant que la sensation de douleur est d’origine cérébrale : « il paraît très probable, écrit-il, que cette idée de douleur peut […] être excitée, sans qu’il arrive aucun changement dans les nerfs, pourvu qu’il [se fasse un changement] à l’endroit d’où les nerfs tirent leur origine, c’est-à-dire, au cerveau mêmeGerard van Swieten, Hermann Boerhaave, Aphorismes de chirurgie d’Hermann Boerhaave, commentés par Monsieur van Swieten, traduits du latin en français, Paris, Veuve Cavalier, t. I, 1753, p. 419-420. »