VI. Se confronter à la douleur

Les théologiens justifient parfois la douleur au nom de la foi ou d’une mise à l’épreuve de l’âme. Mais les textes médicaux des 16e-18e siècles ne s’inscrivent pas dans ce cadre religieux : ils soulignent d’abord le caractère intolérable de la douleur et la nécessité d’y remédier au plus vite. Les médecins rencontrent toutefois plusieurs obstacles.

Un obstacle cognitif et émotionnel

La douleur est difficilement partageable. Tandis que le patient est rivé à sa douleur présente, le médecin doit faire un effort pour se représenter cette douleur qui n’est pas la sienne. Il ne peut pas toujours s’appuyer sur sa propre expérience, d’autant plus que la mémoire atténue le ressenti des douleurs passées, comme le remarquent plusieurs médecins.

Un obstacle pragmatique

Pour agir au moment opportun, les médecins et chirurgiens ne doivent pas avoir peur de faire mal.

Madame de La Guette - Faire rire de ses douleurs

Nombreux sont les patients qui sont morts parce que l’intervention a été trop tardive. On attend ainsi d’un chirurgien qu’il agisse avec « le plus d’habileté et le moins de sentiment possibleJosé de Sigüenza, Historia de la Orden de San Jerónimo [1605], Madrid, Bailly Baillière é hijos, 1909, vol. II, l. 3, p. 506.  », selon le témoin d’une opération particulièrement douloureuse, dite « insouffrableJehan Lhermite, Le passetemps de J. Lhermite, publié d’après le manuscrit original, Anvers, 1896, t. II, éd. E. Ouverleaux et J.-P. Petit, p. 117. », que Philippe II d’Espagne subit en 1598.

Jehan Lhermite - Le spectacle d’une douleur « insouffrable »

D’une manière générale, les chirurgiens parlent plus des douleurs qu’ils soulagent que de celles qu’ils causent – ce qui ne les empêche pas d’être parfois « émus de pitiéAmbroise Paré, Les Œuvres, 4e édition, Paris, Gabriel Buon, 1585, 12e livre, chap. XXXVIII, p. 493. » devant leurs patients fraîchement opérés.

« Car le Chirurgien à la face piteuse rend de son patient la plaie vermimeuseAmbroise Paré, Dix livres de la Chirurgie avec le magasin des instrumens necessaires à icelle, Paris, Jean Royer, 1564, sig. dd2r°. », avertit le chirurgien Ambroise Paré – autrement dit : si le chirurgien éprouve trop de pitié, il risque de différer une opération et de voir la plaie s’infecter.

Ambroise Paré - Guérir sans faire souffrir ?

« Je veux donc que le Chirurgien compatisse à la peine de son maladePierre Dionis, Cours d’opérations de chirurgie, démontrées au Jardin Royal, Bruxelles, T’Sterstevens et Claudinot, 1708, p. 13-14. ». S’emporter contre un malade qui crie ou gémit est aussi cruel qu’inutile selon Dionis (1708).

Pierre Dionis - Le devoir d’humanité du chirurgien

Un obstacle social ?

Les écrits médicaux commentent souvent la douleur des grands, en particulier des rois et reines, plus rarement les douleurs des gens simples. La peinture, en revanche, montre fréquemment des douleurs ordinaires dans des scènes de genre. En 1669, le médecin Paul Dubé insiste sur la nécessité de prêter plus d’attention « aux douleurs des pauvresPaul Dubé, Le médecin des pauvres, qui enseigne le moyen de guérir les maladies par des remèdes faciles à trouver dans le pays, Paris, Edme Couterot, 1669, épître. » dont les plaintes sont rarement écoutées.

Paul Dubé - Les douleurs des pauvres